Ateuchus \ a.tø.kys \ n.m.
(du grec ancien ατευχής, ateukhês « non armé »)
L'Ateuchus est un bousier de la famille des scarabéidés de l’Ancien Monde
L'Ateuchus, c'est cet insecte à la carapace épaisse et noire aux reflets bleus métalliques et qui pourtant va sans armes (du grec ancien ατευχής, ateukhês « non armé »). Ses formes ont inspiré maintes pièces d'orfèvrerie et ses mœurs en ont fait, selon les cultures, la représentation d'une figure divine, mythologique ou encore de celle d'un laborieux et déterminé damné.
Il est cet acharné qui dévale la pente et la remonte, sans cesse, chaque fois poussant ou poursuivant son « œuvre », cette sphère parfaite à l'image du monde ou d'un astre, faite des excréments de ce monde là. Sisyphe miniature, selon Jean-Henri Fabre ou parent lointain dans le sort, de l'ange déchu, celui qui chut pour avoir voulu brillé d'une trop belle lumière, ou encore de cet Icare qui s'est brulé les ailes à s'être trop approché du soleil.
L'Ateuchus pourtant porte, dans ses sonorités, la chute à l'envers. Il remonte sa pente suivant le précepte d'un Gide faux-monnayeur : « Il est bon de suivre sa pente, pourvu que ce soit en la remontant. ». Et cette pente que l'on pourrait dévaler mais que l'on s'attache à remonter, cette chute en verlan, c'est l'envol vers le soleil des scarabées sacrés sortant de la boule de bouse où il avaient été conçu.
Ces scarabées auxquels les égyptiens donnaient les vertus des phénix et qu'ils associaient au soleil lui-même naissant et renaissant sans cesse de la nuit du néant.Finalement la science moderne a eu aussi raison de ce mythe de l'autogénèse des ateuchus, mais elle a montré que cette pilule qui coince parfois en maints endroits, chute, roule, dévale et remonte, pente, gouffres et vallées, avant de se fixer au bon endroit, cette sphère méticuleusement confectionnée et si laborieusement déplacée devient lorsque sa course s’arrête le lieu où l'ateuchus pond ses œufs et la matrice qui les nourrira et les enfantera.
Outre tout ce à quoi renvoie ce mot aux consonances de chien mouillé, à l'air de vieux doudou, d'objet fétiche, qui nous est resté collé aux basques depuis si longtemps, c'est avant tout la relation de l'ateuchus entretient avec sa boule qui nous touche. Cette relation à cette chose plus grande que lui, à cet objet à la fois symbolique (image du monde, du soleil ou de la lune travaillé comme un joyau à partir d'excréments) et concret, tangible, pratique (matrice nourricière pour les générations à venir).
Cette relation étroite entre l'ateuchus et le fruit de son travail qui porte en lui tous les sens de celui-ci (de l'objet qui tourmente, en passant par la course laborieuse, à la pratique qui met au monde) résonne fortement en nous avec notre pratique et avec la façon que nous avons de concevoir et nommer ce rapport au monde.
Gabriel Hermand-Priquet
"Et hardi! Ça va, ça roule; on arrivera, non sans encombre cependant. Voici un premier pas difficile: le bousier s’achemine en travers d’un talus, et la lourde masse tend à suivre la pente; mais l’insecte, pour des motifs à lui connus, préfère croiser cette voie naturelle, projet audacieux dont l’insuccès dépend d’un faux pas, d’un grain de sable troublant l’équilibre. Le faux pas est fait, la boule roule au fond de la vallée; l’insecte, culbuté par l’élan de la charge, gigote, se remet sur ses jambes et accourt s’atteler. La mécanique fonctionne de plus belle. — Mais prends donc garde, étourdi; suis le creux du vallon, qui t’épargnera peine et mésaventure; le chemin y est bon, tout uni; ta pilule y roulera sans effort. — Eh bien non: l’insecte se propose de remonter le talus qui lui a été fatal. Peut-être lui convient-il de regagner les hauteurs. À cela je n’ai rien à dire; l’opinion du Scarabée est plus clairvoyante que la mienne sur l’opportunité de se tenir en haut lieu. — Prends au moins ce sentier, qui, par une pente douce, te conduira là-haut. — Pas du tout, s’il se trouve à proximité quelque talus bien raide, impossible à remonter, c’est celui-là que l’entêté préfère. Alors commence le travail de Sisyphe. La boule, fardeau énorme, est péniblement hissée, pas à pas, avec mille précautions, à une certaine hauteur, toujours à reculons. On se demande par quel miracle de statique une telle masse peut être retenue sur la pente. Ah! un mouvement mal combiné met à néant tant de fatigue: la boule dévale entraînant avec elle le Scarabée. L’escalade est reprise, bientôt suivie d’une nouvelle chute. La tentative recommence, mieux conduite cette fois aux passages difficiles; une maudite racine de gramen, cause des précédentes culbutes, est prudemment tournée. Encore un peu, et nous y sommes; mais doucement, tout doucement. La rampe est périlleuse et un rien peut tout compromettre. Voilà que la jambe glisse sur un gravier poli. La boule redescend pêle-mêle avec le bousier. Et celui-ci de recommencer avec une opiniâtreté que rien ne lasse. Dix fois, vingt fois, il tentera l’infructueuse escalade, jusqu’à ce que son obstination ait triomphé des obstacles, ou que, mieux avisé et reconnaissant l’inutilité de ses efforts, il adopte le chemin en plaine."
Jean-Henri Fabre
Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui. Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal. Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère. De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.
Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté.
Wajdi Mouawad